Le Figaro littéraire, n° 21725, jeudi 12 juin 2014
Qui se souvient des Caraïbes ?
À force de lire Jean Raspail romancier de nos rêves d'empire évanouis, nous avions oublié le Raspail voyageur, explorateur et ethnologue, celui qui se « souvient des hommes », Alakalufs ou Indiens Shinnecoks. Dans cette veine, la réédition de Bleu caraibe et citrons verts nous remet en mémoire un séjour qu'il effectua outremer, à la Dominique, Marie-Galante, Clipperton, ces confettis de notre grandeur… Ses récits ne sont pas œuvre d'un scientifique, mais d'un écrivain qui sait quitter son bureau. Ils tiennent à la fois du reportage et de la nouvelle. Des îles où il passe, il dit joliment qu'elles sont « des vases clos où le subconscient fermente naturellement et produit généreusement les alcools de l'âme les plus étranges ».
Fidèle à son tropisme chevaleresque, l'auteur est à la recherche de races oubliées, en l'occurrence ces infortunés qui vivaient aux Antilles avant l'arrivée des Blancs – et des Noirs : les Caraïbes et leurs prédécesseurs, les Arouagues. C'est ainsi dans l'histoire du monde, les peuples roulent comme les marées, tantôt montant, tantôt descendant, au gré de leur puissance ou de leur démographie. Raspail consulte des archives, visite des sites enfouis, scrute les traits des habitants, jusqu'à l'anatomie généreuse de lavandières se baignant dans une cascade. Ses voyages sont un grand jeu où le plaisir malicieux et le rhum ne sont pas absents. Raspail n’a pas son pareil pour disséquer une langue, chercher les accents d’une chanson dans une conversation de rue. Les indices lui sont fournis par le récit de pères missionnaires ou les rencontres, comme celle d’un routard qui le conduira jusque dans une cité HLM de Nanterre où aurait pu vivre le dernier des Arouagues. Et que dire de Rose, la jolie métisse kallinago qui officie dans une boîte de Lausanne et propose innocemment à Raspail qu'ils aient un enfant pour assurer la survie de son peuple ?
Il faut ne pas connaître l'auteur pour s'étonner qu'il profite de ces séjours au long cours pour « secouer le cocotier », selon sa propre expression ; le tourisme de masse, qu'il fuit, l'administration, les normes internationales, autant d'occasions de tonner contre la modernité béate.
Mais avant toute chose, il suit sa propre trace, à nulle autre pareille. C'est son charme. Ainsi, au contact de ces peuples, met-il un soin particulier à rencontrer leurs souverains. Il n’y a que lui pour dénicher de dérisoires don Quichotte condamnés par le cours du monde.
Parmi ces cousins d’Antoine de Tounens, citons Rémy de Haenen, pittoresque Français qui règne sur Saint-Eustache où il tient tête aux puissances européennes à coups de pistolet dans le plafond. Francis Ier Fernandoir, le dernier roi caraïbe, le reçoit dans son palais, qui est une cabane de torchis, tenant une canne à pommeau d’argent, dernier attribut de sa royale condition. L’auteur effectue ces visites avec la même sollicitude respectueuse que celle avec laquelle il rencontrerait Louis XVI à Versailles.
Raspail célèbre à sa manière tous ces clandestins de l’histoire officielle ; ce faisant, il nourrit ses songes de romancier et les nôtres. Il fait surtout œuvre de bienfaiteur de l’humanité. Patrice de La Tour du Pin nous a prévenus que, sans les légendes, ce genre en voie de disparition, les pays mais aussi les hommes sont condamnés à mourir de froid.
Étienne de Montety
Avec Bleu caraïbe et citrons verts, Jean Raspail nous livre le contrepoint romantique de Secouons le cocotier. Cette fois encore, l’itinéraire de Raspail n’est pas banal : la piste perdue des Indiens caraïbes, qui furent pendant des siècles les seuls maîtres de ces îles. Cette piste le conduit d’Haïti aux îles Grenadines, en passant par Saint-Barthélemy, Saint-Eustache, Saint-Kitts, la Guadeloupe, Marie-Galante, la Dominique, la Martinique, et même par Lausanne et Nancy, ce qui n’est pas le moins surprenant.
Bien des personnages surgissent au détour de cette piste et pour son adieu aux Antilles, Jean Raspail choisit des sentiers écartés. Ce sont les seuls souvenirs qui durent.
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Fiche technique
- Parution
- 2014
- Nombre de pages ou Durée
- 170
- Hauteur
- 20.5
- Largeur
- 13.5
- ISBN
- 9791090029750
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